Deuxième dimanche de carême 2024

Frères et sœurs.
Pour celui qui entrerait pour la première fois dans une église, ce matin, comment comprendrait il les textes que nous venons de lire ?
S’il est normal, il devrait se dire au minimum : ‘où suis je tombé ? Ils sont curieux ces chrétiens.  »
Il devrait même se dire : « mais je ne suis pas d’accord, ces récits sont injustifiables. »
Et effectivement, comment arrivons-nous à les écouter, chaque année, en restant sagement assis sur nos chaises, sans réagir ?
Un père qui va tuer son enfant, l’égorger.
Sur inspiration de Dieu…!!
C’est anormal, inconcevable.
Un qui a donné vie donne mort. Ce n’est pas possible.
C’est comme s’arracher le cœur.
On ne peut pas tuer son fils, c’est une monstruosité.
Une monstruosité qui se paie par le déséquilibre de la nature : l’angoisse, la maladie, l’agonie de l’âme.
Alors soit la Bible est une espèce de montage aux scénarios émotifs, dans le suspens et l’horreur…
Soit elle dépasse notre entendement pour nous plonger dans une dimension de ‘cataclysme’, avec un Dieu qui dépasse tout cela en bonté. Infinie.
En tout cas, frères et sœurs, nous sommes avertis : le carême nous appelle aux frontières.
Il nous dérange.
Il est fait pour nous déranger.
La Transfiguration n’est guère plus admissible.
Ça passe mieux, parce que c’est de la lumière.
Il y a plus de merveilleux.
Mais pourquoi tant de gloire manifestée à trois hommes, intimes, choisis de Jésus, pourquoi tant de rayonnement et de gloire pure pour en fin de compte la laisser cachée ?
Dans l’histoire du monde, trois hommes auront vu, auront fait l’expérience de la lumière de gloire de Jésus transfiguré…
Pour même pas le dire. Du moins pas de suite.
Et cette lumière elle va atterrir à la Croix !… qui, elle, sera très visible.
Quel gâchis !
Tant de beauté, de splendeur que les hommes – nous par exemple – mais même les contemporains de Jésus, auront été indignes de partager.

Jésus a toujours retenu sa gloire.
C’est incompréhensible.
Bon… il a fait des miracles, mais c’était pour donner des miettes aux affamés, qui d’ailleurs en profitaient, et bien souvent n’allaient pas plus loin.
Tout cela, cette souffrance insoutenable qui se perpétue dans le monde, tous ces pères, toutes ces mères qui tuent leur enfant, c’est écrasant de douleur.
Faut il que nous soyons si dégénérés pour pouvoir le supporter ?
Alors essayons de donner un début de compréhension de ces anomalies de la Bible.
D’abord, on peut dire que Dieu a voulu descendre jusqu’à l’horrible de l’homme, jusque dans sa déformation la pire.
Comment pouvait-il montrer sa transfiguration à une telle génération ?
Je comprends sa réserve.
Il fallait qu’il eut ressuscité de ses souffrances et de sa mort, pour que sa Gloire fut révélée.
C’est de croire en sa Résurrection qui nous vaudra de connaître sa lumière de Transfiguration.
Nous sommes au fond de l’homme.
À l’endroit où l’homme se débat entre le bonheur, lumière pure, et le dépérissement de sa nature.
C’est là que Dieu vient. À cette frontière.
La frontière qui sépare l’intolérable de la nature libérée, dans l’amour.
Que Dieu soit descendu jusques dans ce jeu de vie et de mort, on peut le croire. Mais ce qui est plus difficile encore à comprendre, c’est qu’Abraham, pauvre au milieu du désert, ait obéi à Dieu jusqu’à entrer dans ce jeu de l’extrême.
Abraham a franchi les barrières de la morale pour accéder, la mort dans l’âme, à un événement unique dans l’histoire du monde – ils seront deux à le vivre, dans une sorte de dépassement de la morale, une supra-morale.
Deux… lui, Abraham, dans un appel prophétique dont nous ne pouvons pas imaginer comment Dieu l’a averti.
Et elle.. Elle, ce sera la Vierge Marie, au pied de la Croix, pour qui Dieu a permis que son cœur soit broyé par la réalisation de la prophétie faite à Abraham.
 » Abraham a vu mon jour, » dira Jésus.
Mais pour Abraham, il est resté de la distance, même au moment où il a levé le couteau sur Isaac attaché au bois du bûcher.
Pour la Vierge Marie, il n’y a plus de distance.
La souffrance habitera son cœur meurtri jusqu’à l’Assomption.

Aujourd’hui, dans l’avancée de ce carême, nous, nous sommes encore à distance. Mais nous pourrions nous poser la question :
‘ et tous ces enfants qui meurent aujourd’hui, tous ces innocents qui sont massacrés d’une façon ou d’une autre dans notre monde en guerre, tous ces innocents qui, en ce moment, accumulent des charbons ardents sur la tête de ceux qui les maltraitent, tous ces innocents qui appellent silencieusement vengeance, quel sens ?
Et tous ceux qui vivent, impuissants, les dégâts du péché originel ?
Le sens, c’est Abraham qui le donne.
Le sens, c’est qu’ils partagent le chemin de notre Sauveur.
– S’ils sont chrétiens, s’ils ont la foi de l’Église, ils partagent les souffrances en goûtant déjà à la récompense de la vie éternelle qui coule en eux.
– Et s’ils sont trop petits, trop innocents, trop éloignés malgré eux de la lumière du Christ dans leur âme, ils partagent le chemin du Christ aussi, mais il ne goûteront à la récompense qu’en découvrant le cœur d’amour du Christ ressuscité qui les accueillera.
Tout cela, frères et sœurs, c’est trop, trop chargé, ça dépasse nos limites. Le grain qui est broyé ne fait pas de bruit.
On entend juste le bruit de la meule.
Et c’est trop…
Il n’y a qu’une seule issue pour nous. C’est aller dans le sens de la prophétie. C’est demander la grâce.
Demander la grâce.
Demander et redemander la grâce. Inlassablement.
Et puis… Dieu nous portera dans sa prophétie.
Il nous portera dans sa révélation.
Comment nous fera t-il passer ? on ne sait pas.
Mais après… Nous aurons vision de sa Transfiguration.
Tout ce qu’on sait c’est que nous devons être petit, tout-petit et lavé de nos péchés. Abraham, Isaac, la Vierge Marie étaient des petits et des purs, et le jour de leur baptême, Aurélie et Margaux seront pures par la nouvelle grâce dans leur coeur, qu’il leur faudra entretenir sur un chemin de prière.
Même Pierre, qui a vécu la Transfiguration du Christ, a manqué à la Passion. Il a fallu qu’il revienne dans la grâce et l’Esprit Saint affermir ses frères.
En fait, frères et sœurs, le voilà le mot qui nous permet de survivre à la douleur : La douleur d’être si mauvais ou du moins si imparfait

Et la douleur de ne pas être digne de la lumière du Christ :
Dieu a inventé le mot ‘espérance’.
Même si notre esprit est en enfer, il est possible de ne pas désespérer.
En se ‘résignant’ à l’Espérance.
Dans la nuit du monde et celle de Dieu.
Comme l’écrit Péguy :
«C’est la nuit qui est continue. C’est la nuit qui est le tissu du temps, la réserve d’être» [p149 nrf poésie]
Les jours viennent se greffer sur les nuits. Ils baignent dans la nuit.
Et c’est la nuit qui entretient notre Espérance.
«Nuit qui réussit à endormir l’homme, ce puits d’inquiétude.»
Hé bien … l’Espérance passe devant les consolations, devant les compassions, devant les consommations, devant les douleurs, devant les compréhensions qu’on essaye de tirer des mystères.
Dieu a créé l’Espérance qui a permis à Abraham d’aller plus loin, dans l’extrême du sacrifice. Cela dépasse les mots
Mais ce qui vaut, frères et sœurs, c’est de toucher la morsure de l’échec et de survivre par l’Espérance.
Nous ne sommes pas assez forts pour porter, regarder et comprendre le mal. Il ne le faut pas.
Mais nous devons prendre la main de la petite Espérance qui est fille de la grâce et de la persévérance, et nous garderons un chemin de lumière jusqu’à Pâques et au renouvellement de nos âmes qui nous sauvera et sauvera le monde.

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